Qu’est-ce qu’un monde ?
Schizophrénie
Toute personne réfléchie et raisonnablement informée aujourd’hui est rapidement confrontée à un lourd paradoxe. Quand on se tourne vers le passé, l’urbanisation de notre planète, qui n’a cessé de croître au cours de deux ou trois derniers siècles, parait inévitable et définir le sens même de l’histoire. Toutes les statistiques les plus officielles démontrent en effet que la population mondiale devrait continuer d’augmenter, au moins au cours de ce siècle, et se concentrer dans des métropoles de plus en plus grandes. Mais d’un autre côté, quand on essaie de sonder le futur à l’aune des problématiques environnementales qui en bouchent l’horizon (changement climatique, raréfaction de l’eau, érosion des sols, pics de l’énergie et des matières premières, effondrement de la biodiversité…), alors cette même dynamique d’urbanisation parait impossible et promettre une fin de l’histoire. Un tel paradoxe, celui d’un futur à la fois inévitable et impossible, précipite une sorte de schizophrénie et adresse à la raison un défi quasi insoutenable.
Dans ce contexte, Prendre la Clé des Champs adresse aux architectes, comme à tous ceux que préoccupe l’évolution actuelle de nos environnements vivants, une invitation à quitter leurs niches métropolitaines, leurs zones de confort et de spécialisation professionnelle, et à prendre, littéralement, la clef des champs (“a walk on the wild side”). Depuis plusieurs décennies, un certain nombre d’individus et de collectifs, en s’appliquant à bâtir des alternatives aux mécanismes délétères de l’agriculture industrielle et de l’économie de marché, sous les bannières de la permaculture, de l’écologie sociale, de l’agroforesterie, du biorégionalisme ou de l’agroécologie, ont fait prospérer un trésor d’idées et de principes qui remettent sérieusement en question les concepts fondamentaux de l’architecture et de l’urbanisme aujourd’hui. En tant que poétique de la raison pour l’Anthropocène, cette sagesse pratique est de notre point de vue beaucoup plus précieuse que ce qui circule couramment sous le nom de “théorie de l’architecture”, et beaucoup plus pertinente que ce que les institutions académiques ont à offrir sur le sujet.
Mundus
“Monde=Ville” : Telle est la formule par laquelle Rem Koolhaas, en 2000, résuma l’idée de Mutations, une exposition dans laquelle il documentait les effets massifs de la mondialisation et de l’urbanisation croissante de notre planète[1]. De fait, comme le terme l’indique lui-même, ce à quoi la mondialisation est parvenue, c’est à faire du mot “monde” un singulier exclusif : Le Monde. Alimentée conjointement par l’expansion de l’économie de marché et la consommation accélérée d’énergie fossile (indispensable à la circulation généralisée des biens et des personnes), la mondialisation est le processus autocatalytique par lequel les lieux et les territoires ont investi de plus décidément dans leurs “avantages comparatifs” pour se spécialiser dans la fourniture de compétences, de ressources, de services et d’aménités particulières, et sont ainsi devenus de plus en plus dépendants de tous les autres pour le reste, c’est-à-dire de plus en plus dépourvus de monde par eux-mêmes, sinon franchement immondes.
Dans cette situation, on n’a un monde, on n’est un “citoyen du monde”, que pour autant qu’on dispose des moyens et du pouvoir de naviguer à la carte entre ces enclaves hautement spécialisées. Tandis que beaucoup d’intellectuels postmodernes chantaient complaisamment les vertus supposées de la mobilité et du nomadisme, les urbanistes et les planificateurs ont traité les villes et les territoires comme une vaste plomberie de smart grids et de connexions multimodales, une infrastructure de flux et de disjonction. C’est une insulte pour tous ceux qui, privés des moyens ou du désir de l’utiliser, sont ainsi piégés dans les marges et les chutes de ce réseau en expansion. Dans la condition de désordre environnemental qui est la nôtre aujourd’hui, où tout indique que les ressources massives qui ont alimenté la globalisation pourraient bientôt faire défaut, remettre en question la dissociation actuelle de l’agriculture et de l’architecture, de la ville et de la campagne, revient au fond à poser la question politique suivante : Qu’est-ce qu’un monde ?
Devenir indigènes
Quant à nous, la meilleure réponse que nous soyons parvenu à lui trouver pour l’instant est en gros celle-ci : un monde est un endroit, un territoire ou une région, un pays, à la fois physique et culturel, où l’on pourrait raisonnablement imaginer de passer et projeter l’entièreté de son existence, parce que sa disposition, sa configuration, et les modes de coexistence qui ont évolué là en ont fait un milieu vivant, suffisamment varié et complet en son genre.
Implicite, ici, est l’idée qu’un monde est une région relativement autonome qui pourrait au besoin se suffire à elle-même, c’est-à-dire un territoire viable, capable de satisfaire a minima, et si possible mieux encore, toutes les “fonctions de base” que l’ère industrielle a progressivement séparées, et que la planification moderne a littéralement disjointes et ségréguées. Clairement, en tout cas sous beaucoup de latitudes, très peu d’endroits paraissent satisfaire tant soit peu à cette exigeante définition. Et cela, étant donné la très vraisemblable imminence de la descente énergétique et de l’érosion biologique, devrait déjà être un gros sujet de préoccupation et d’inquiétude. Mais plus encore, cela devrait constituer, pour les jeunes architectes, concepteurs et projeteurs, une incroyable incitation à prendre en effet la clé des champs, devenir indigènes, et se mettre à l’école de ceux qui se sont effectivement voués à construire et ménager des îles viables de résilience et de coexistence. Ce livre et cette exposition n’ont pas d’autre but que d’attiser leur impatience pour un illusoire statu quo, et de les aider à engager cette aventure avec leurs pieds, leurs mains, leur tête et leurs amis.
Tout un programme !Sébastien Marot
[1] Au moment où nous écrivons ces lignes, nous sommes bien entendu conscient que Koolhaas, qui se penche depuis plusieurs années sur la “campagne” et sur quelques-unes des évolutions majeures qui affectent les territoires ruraux dans le monde, s’apprête à revisiter entièrement toute cette question. D’une certaine façon, Prendre la Clé des Champs peut être vu – et a en partie été conçu – comme un contrepoint, un contrechamp ou une grosse note de bas de page à l’exposition “Countryside : The Future” qu’il présentera bientôt au Musée Guggenheim de New York.
Conférence inaugurale de l’exposition
Prendre la Clé des Champs : Agriculture et Architecture