Quatre vues panoramiques synthétisent les directions concurrentes que la dialectique ville/campagne, et agriculture/architecture, pourrait prendre désormais.
Incorporation
La métropole hautement capitaliste absorbe l'agriculture
Et si l’industrialisation de l’agriculture et son assujettissement par le capitalisme conduisaient logiquement à son urbanisation, et à son incorporation par la métropole ? Tel est à peu près le credo, plus ou moins accélérationniste, de ceux qui, confrontés aux conséquences environnementales délétères de l’agriculture industrielle, estiment que le remède est dans le poison et que seule une fuite en avant dans l’innovation high-tech et la concentration permettront d’envisager un futur vivable. Mégaserres, fermes verticales, immeubles d’élevage… Grâce à une radicalisation des technologies hors sol, de l’hydroponie et du recyclage en système fermé, les productions agricoles libèrent leurs vastes emprises péri-urbaines ou exurbaines pour se concentrer dans des surrégénérateurs, des centrales biologiques, et des agro-immeubles ou agro-cités, qui font des espèces synanthropes les cohabitantes de l’arche de Noé de la métropole. Dans cette perspective, très portée par les tenants de l’“éco-modernisme”, de l’“éco-pragmatisme” et de l’“agri-tecture” (également spécialistes des espèces linguistiques hybrides et génétiquement modifiées), la ville et la métropole sont clairement pensées comme la manifest destiny non seulement de l’humanité mais peut-être, à terme, de l’ensemble de la biosphère.
Entre temps, la ville dense opère comme une tour de contrôle balayant l’horizon d’une Campagne 2.0 composée d’une grille de latifundias robotisées, complétéee par des étendues de forêts productives, des exploitations minières, des réserves naturelles et des bases de loisir ou de vacances, toutes gérées par des contingents d’experts. Le terme d’incorporation désigne aussi bien l’absorption surrationaliste des cultures par l’ingénierie architecturale et urbaine que leur assujettissement maximum au modèle économique et aux modes d’investissement et de gestion concentrés de l’hyper-capitalisme et du contrôle biopolitique.
Inflitration
L’agriculture et l’horticulture colonisent la ville
C’est en gros la démarche, opportuniste, des initiatives d’“agriculture urbaine” : celles qui profitent des surfaces excédentaires ou délaissées de la ville et du territoire métropolitain (toitures d’immeubles, terrains vagues, friches indécises) pour réintroduire l’horticulture nourricière à l’intérieur du paysage urbain ; mais aussi celles qui, renouant notamment avec les pratiques de la polyculture maraîchère, s’organisent en réseaux locaux (AMAP, etc.) pour contourner ou “court-circuiter” les marchés et mécanismes de la grande distribution. Sans remettre frontalement en question la logique et les réalités de la condition urbaine, et en tirant même parti des niches, densités et différentiels de cette dernière, ces initiatives se saisissent de la production, de l’approvisionnement et de la consommation alimentaires (et de leur réintégration locale ou en filière courte) comme d’un moyen pour amorcer des collectifs et des pratiques solidaires dans les territoires déracinés des métropoles. Qu’elles procèdent par intégration directe dans le tissu de la ville, ou par l’abonnement à un terroir d’arrière-pays, ces démarches travaillent toutes à la stimulation d’une certaine vicinalité dans des agglomérations envisagées comme une écume de communs.
Dans la mesure où les crises économiques ou énergétiques pourraient bien frapper un nombre croissant de grandes agglomérations et y multiplier des sortes de jachères urbaines, il est possible que ce scénario de l’infiltration, c’est à dire d’une récupération agricole non planifiée ou des écosystèmes urbains ou de leurs marges suburbaines, sorte de l’acupuncture pour gagner des pans entiers de territoires métropolitains et finir par y recomposer des figures ou des tissus de rurbanité.
Négociation
L'agriculture devient partie intégrante des extensions urbaines
C’est le récit latent de ce que l’on pourrait appeler l’urbanisme agricole (pour le distinguer de l’agriculture urbaine). Il correspond à l’ambition d’intégrer des espaces et des espèces d’agriculture comme composantes à part entière de territoires urbains repensés avec eux, voire conçus à partir d’eux. Ce récit propose de nouvelles formes de négociation ou de compromis entre pratiques rurales et urbaines, capables de restructurer et rendre plus résiliente la ville diffuse ou horizontale qui s’est répandue et continue de s’étendre sur des régions entières. Dans cette perspective, qui remet en question les lignes de démarcation établie entre zones urbaine, naturelle et agricole, ce sont les capacités des cultures agricoles, horticoles ou sylvicoles à constituer des milieux de vie et de convivialité qui sont au contraire mobilisées au service d’une évolution des formes, des syntaxes et des modes de production des territoires métropolitains.
Parcs-vergers ou -pépinières, lotissements maraîchers, hortillonnages habités, campus ouverts d’expérimentation agronomique, colonies horticoles, cités vivrières, agroquartiers, monuments et coulées d’agroforesterie,… la liste est longue des formes et des milieux auxquels la combinaison ou l’osmose des intérêts bien compris de la ville et des cultures pourraient donner lieu, et qui, en renversant ou en corrigeant la dynamique délétère de la rupture métabolique (entre ville et campagne) effaceraient aussi, au passage, la frontière qui persiste entre loisir et travail, activité principale et activités secondaires. Quant à savoir si ce récit parviendra à dé-simplifier l’urbanisme et à faire émerger des syntaxes de coexistence plus variées, plus polyculturelles, ou s’il ne servira au contraire que de paravent à l’avidité d’une urbanisation rampante, la question se pose, et elle est cruciale.
Sécession
“Il faut construire l’hacienda”
C’est la démarche, plus radicale et volontiers agrarienne, de ceux qui remettent en question l’hégémonie de la ville et de la métropolitique, et par conséquent les prétentions de l’urbanisme à façonner et entretenir les conditions et le décor de mondes viables et résilients. Du constat, implacablement dressé en 1972, des “limites de la croissance”, et des rapports accablants qui se sont multipliés depuis sur les conséquences environnementales, climatiques, énergétiques et sociales de la “société de consommation” et de la concentration capitalistique – dont les métropoles, les agglomérations et leurs satellites touristiques sont à la fois les foyers, les cadres et les produits achevés –, ils tirent la conclusion que les territoires métropolitains sont insoutenables, condamnés à plus ou moins brève échéance, et qu’il s’agit donc, en s’affranchissant autant que possible de leur orbite et de leur emprise, de se préparer (voire de travailler) à leur marginalisation progressive, leur démantèlement ou leur effondrement.
Pour cette démarche, qui vise d’abord à un degré élevé d’autonomie locale (une économie de subsistance tirant parti des qualités spécifiques du lieu et de ses milieux), les principes de coexistence et les techniques de conception et de culture qui permettent d’entretenir un paysage vivrier, une communauté organisée et résiliente d’humains, de plantes et d’animaux, supplantent l’urbanisme. Entre autres mouvements (des agrariens au municipalisme libertaire), la permaculture est l’une des expressions les plus abouties de ce programme qui vise à transformer les territoires en confédérations de mondes ou de communes autogérées. La conviction qui inspire ce récit est que sauvegarder l’idée de la civitas, et lui donner sens à nouveau, passe aujourd’hui par une sub-version et un exode des métropoles.